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Natacha

Natacha ouvrit un œil, puis l’autre. Le soleil qui l’avait réveillée, l’aveuglait maintenant à travers la fenêtre de l’appartement.

Elle allait sûrement encore être en retard au magasin. Peut-être qu’elle n’irait pas au travail aujourd’hui. Après tout, les petits boulots, c’est pas ça qui manquait à Moscou.

Elle décida tout de même de se lever car elle commençait à avoir faim. Elle s’assit sur le bord du canapé-lit qui trônait au milieu du salon et regarda autour d’elle à la recherche de ses vêtements. Elle avait passé la nuit chez Sergueï et avait du mal à se rappeler où elle les avaient balancés.

Sergueï vivait encore chez ses parents. Ils étaient partis voir des cousins en Crimée alors Sergueï et Natacha avaient l’appartement pour eux seuls pendant toute la semaine.

Natacha trouva son jean sous le lit et l’enfila. Elle se leva et se mit en quête du reste de ses vêtements qu’elle trouva sur une chaise de la cuisine. Elle finit de s’habiller et mit de l’eau à chauffer pour se préparer une tasse de thé. Elle alluma une cigarette en s’asseyant à la table.

Soudain, elle se demanda où était Sergueï. C’est vrai, il aurait dû être là. Avec elle. Cette garce de Marina était passée le voir la veille. Qu’est-ce qu’elle lui voulait? Elle n’avait pas pu entendre leur conversation.

Elle se souvint alors qu’il devait rencontrer Dima ce matin-là. Il allait sûrement être de retour bientôt. Elle regarda l’horloge posée sur le vieux buffet de la cuisine. Elle aurait encore le temps de se rendre à son travail sans avoir trop de retard. Elle hésitait. Elle avait besoin d’argent mais elle détestait vraiment trop son boulot.

Elle décida de ne pas bouger et d’attendre Sergueï. Elle pourrait passer la journée avec lui. Pour l’instant, elle buvait tranquillement sa tasse de thé. Elle avait trouvé des petits gâteaux dans le placard et avait ouvert la fenêtre pour profiter des premiers rayons d’un beau soleil de printemps.

Elle entendit une clé dans la serrure. C’était Sergueï. Elle voulut se lever pour l’aider à ouvrir les verrous et surtout pour le voir, lui. Quand elle arriva à la porte, il était déjà entré et la refermait derrière lui. Elle se retrouva en face de lui, figée dans une contemplation étrange. Il la regarda de ses yeux bleus délavés en souriant puis s’avança vers elle.

Ils s’embrassèrent longuement. Quand il la bascula sur le lit en essayant de déboutonner son jean, elle se dit qu’elle avait eu raison de rester. Elle se laissa déshabiller, s’abandonnant à son étreinte empressée avec un petit sourire.

Dima

Dima se réveilla aux aurores quand il entendit son père partir pour le travail. Comme tous les matins il traîna un peu au lit puis se leva.

Son père partait de bonne heure. Il travaillait sur les chantiers. Les constructions ne manquaient pas à Moscou. Dima lui aussi gagnait sa vie comme ça depuis qu’il avait arrêté l’école.

Bien sûr, il fallait trouver un entrepreneur qui voulait bien de vous puisqu’il était beaucoup plus rentable d’employer des clandestins, des tadjiks ou des azéris payés un salaire de misère et qui travaillaient presque jour et nuit. Ils étaient des centaines. Ils suffisait de prendre la MKAD pour s’en rendre compte. Ils étaient là, au bord de la route, postés du matin au soir à attendre ou bien agglutinés autour d’une grosse berline à marchander un travail avec un patron pressé. Dima ne pouvait pas rivaliser avec eux. Ce n’était pas possible. Heureusement, il avait des contacts et faisait un travail plus que correct. Son père l’avait formé. Il travaillait en général sur les grosses villas de luxe des alentours qui nécessitaient un travail soigné et dont les propriétaires exigeaient une qualité irréprochable. S’ils payaient rubis sur l’ongle, ce n’était pas pour voir leur plancher massif en bois exotique posé par des gosses de dix ans.

Dima alluma la télé et retourna à la cuisine. Il se prépara comme tous les matins un petit déjeuner sommaire: une tasse de thé et deux tranches de pain noir grillé couvertes de beurre. Il posa le tout sur la table basse du salon et s’affala sur le canapé miteux qui trônait contre le mur du salon.

En face de lui, la blonde sur l’écran, accessoirement maîtresse en titre du président russe, égrenait les nouvelles d’une voix monocorde: prise d’otage dans un théâtre dans une banlieue de Moscou et guerre en Tchétchénie. Les horreurs qu’elle débitait glissait sur elle. Elle était lisse, presque aussi lisse que la peau tirée de son visage lifté à grand renfort de dollars.

Mais Dima ne lui prêtait déjà plus aucune attention. Il réfléchissait. Il allait devoir annoncer la nouvelle à Lyoubov. Elle allait sûrement paniquer mais elle devait rester ici. Elle était trop jeune pour le suivre. Seize ans. Même si lui n’avait que deux ans de plus, presque trois maintenant. Cela faisait toute la différence. Lui avait rejoint depuis longtemps le monde des adultes. Elle n’y était pas encore tout à fait.

Il la trouvait belle. Lyoubov n’était pas comme les autres filles du quartier. Elle ne cherchait pas à plaire. Elle restait elle. Simplement. Sans aucun artifice. Il savait bien qu’elle ne se rendait pas compte à quel point elle était spéciale. Différente. Pas comme sa stupide copine Lena. Elle, il ne l’aurait même pas regardée s’il l’avait juste croisée dans la rue.

Il avait reçu sa lettre il y a déjà quelques semaines. L’armée russe avait besoin de lui. Il était convoqué pour septembre. Il avait deux mois pour se préparer. Il devait partir avant la fin de l’été s’il ne voulait pas être embêté. A ce moment-là, ce serait plus facile de voyager puisqu’il ne serait pas encore inscrit sur la liste des déserteurs.

***

Dima sortit de l’immeuble avec dans l’idée de trouver un chantier pour mettre un peu d’argent de côté avant son départ. Il avait plu une partie de la nuit. Une pluie d’orage aussi soudaine qu’abondante avait inondé les rues dépourvues d’évacuation. La chaussée défoncée par la rigueur de l’hiver en face du bâtiment était impraticable. Seuls quelques véhicules téméraires s’y aventuraient.

Dima dût faire un détour et slalomer entre les flaques qui jalonnaient son parcours.

Avant de partir, il avait appelé Lyoubov et lui avait donné rendez-vous. Il allait lui annoncer qu’il partait. Il avait pris sa décision quelques jours auparavant. Il était sûr de lui. Il ne voulait pas perdre un an de sa vie ou même risquer de se faire tuer pour servir un pays qui ne lui avait rien donné. Il préférait fuir. Son père le laisserait faire. Lui non plus ne voulait pas le voir porter l’uniforme. Pour l’instant, il était encore tranquille mais dès le mois de septembre, s’il manquait à l’appel, on viendrait le chercher.

Il arriva à la gare, près de l’endroit où il devait attendre Lyoubov. Il s’arrêta et alluma une cigarette en s’appuyant au mur. Il vit deux filles s’approcher. Il reconnut l’une d’elles. Une voisine. Elle était trop maquillée et portait un pull un peu trop serré qui ne laissait rien à l’imagination. Elle lui sourit.

– Salut Dima.
– Salut, dit-il en détournant les yeux.

Elle s’appelait Marina. Il ne l’aimait pas beaucoup. Il ne connaissait pas l’autre fille.

– Qu’est-ce que tu fais là? On te voit plus beaucoup dans le quartier.
– En fait, j’attends quelqu’un.
– Ah…C’est Sergueï? Parce qu’il faut que je lui parle.
– Non, c’est pas Sergueï. Mais il est chez lui, tu peux monter le voir si tu veux.
– Non, ça peut attendre.

Il aurait bien voulu qu’elle parte mais elle restait là, devant lui. Elle le fixait de ses yeux vides en grimaçant un sourire. Elle essayait de lui plaire mais c’était tout le contraire. Certes, Marina était belle mais d’une beauté fade, insipide, trop conventionnelle, trop sûre d’elle. Tout le contraire de Lyoubov dont la fragilité et le manque d’assurance faisait tout le charme.

Elle continua:
– Tu aurais une cigarette?
– Non. C’est ma dernière.
– Ah bon.

Il regarda par dessus leurs têtes. Lyoubov venait de sortir du souterrain qui passait sous la voie ferrée et marchait vers lui. Les deux filles se retournèrent et la regardèrent aussi. Elles avaient un air méprisant qui les rendait encore plus laides. Il s’en fichait complètement. Avant qu’elle n’arrive à sa hauteur, il faussa compagnie aux deux filles sans rien dire et alla la rejoindre. Il les entendit chuchoter quand Lyoubov posa ses grands yeux sur lui:

– Salut Dima.
– Viens.

Ils s’éloignèrent. En marchant, il passa son bras autour de ses épaules, la serra contre lui et l’embrassa sur la joue. Elle lui sourit. Elle avait l’air heureux. Il n’eut pas le courage de lui parler de son départ. Il se dit qu’il le ferait plus tard. Que rien ne pressait.

Mauvais sort

Youri pénétra lentement dans la petite isba. Il avait frappé à la porte mais personne n’avait répondu. La pièce principale était plongée dans la pénombre.

– Youri Ivanovitch. Tu as amené ce que je t’ai demandé.

Youri sursauta et se tourna vers l’endroit d’où venait la voix qui l’avait interpellé. Une vieille femme tout de noir vêtue se tenait assise dans un coin de la pièce sur un vieux fauteuil miteux. Il ne se souvenait pas avoir précisé son patronyme au téléphone.

– Oui, répondit Youri en lui tendant la photo.
– Montre-moi.

Elle tendit une main aux doigts si ridés qu’elle ressemblait aux pattes de poulet séchées qui se vendaient quelquefois au marché. Elle prit la photo et sourit.

– Mmmm, belle fille. Elle sera donc à toi où à personne. Je te le promets.

Elle posa la photo sur la petite table qui trônait au milieu de la pièce. Le rituel allait commencer. Youri retenait sa respiration. Elle sortit d’un placard de petites fioles colorées et une salière. Elle jeta une pincée de sel sur la photo en remuant les lèvres silencieusement. Elle attrapa une fiole verte remplie d’un liquide épais. Elle en versa le contenu sur le visage souriant de celle qui serait bientôt à lui. Youri observait la scène avec un mélange de peur et de curiosité. Il se demandait si finalement il avait bien fait de faire appel à la sorcière.

La photo se gondola tandis que la vieille femme continuait ses incantations les yeux fermés. Il ne restait plus sur la table qu’un rectangle noir calciné.

– J’enterrerai cette photo cette nuit sous la pleine lune. Ce moment scellera votre destin à tous les deux. Ta belle sera heureuse avec toi ou ne le sera jamais. Laisse l’argent là et déguerpis. C’est fini.

Youri se sentit un peu désemparé mais tout de même satisfait. Il sortit de la petite maison. Le soleil l’aveugla un instant. Chez la vieille, il faisait si sombre qu’il avait oublié qu’on était en plein milieu de l’après-midi. Sur le perron de la maison d’en face, deux adolescents, une fille et un garçon, étaient assis. Ils mordaient à pleines dents dans de gros morceaux de pastèque. Ils s’arrêtèrent pour le regarder s’éloigner. Youri n’y fit même pas attention. Il monta dans sa voiture et démarra.

Vladik

Vladislav reposa son stylo sur son bureau en bois précieux. Les dossiers en cours étaient on ne peut plus délicats. Il était déjà tard. Ces jours-ci, le temps semblait le fuir dans une course effrénée. Il voulut appeler sa secrétaire puis se ravisa. Son travail méritait d’être plus approfondi, il en allait de l’avenir de la Russie. Il se coucherait sans doute au milieu de la nuit.

Il décida tout de même de faire une pause et consulta les notes que son fidèle assistant lui avaient remises. Tiens, le président français a une nouvelle compagne. Il ne faudrait pas faire de gaffe à la prochaine rencontre. Le candidat démocrate est placé en tête des sondages dans la course à la Maison-Blanche. Ça, il s’en fichait. Peu importe qui gagnait cette élection, il saurait rester ferme face à cet adversaire historique de son pays.

Il regarda sa montre une nouvelle fois. Ses filles devaient être couchées à présent. Il les voyait si peu mais il s’en contentait. Sa femme s’occupait très bien d’elles. Et de lui. Il se dit qu’il avait eu de la chance de la trouver.

Il se remit au travail.

Tout reposait sur lui: la situation économique du pays, son statut international, son influence. Il aurait voulu que tous tremblent en entendant la Russie protester. Il avait la nostalgie des temps anciens, de l’époque où c’était son pays qui dictait les règles.

Il aurait tant aimé être dirigeant à cette époque. C’était tellement plus simple en ce temps-là. Il suffisait de donner des ordres et dans chaque république, ils étaient suivis sans discussion. Il aurait sans doute réussi à déjouer les luttes intestines qui gangrénaient le parti. La soif du pouvoir rendait les gens fous.

Il aurait aimé avoir la mainmise sur les richesses dont regorgeait cette terre, la sienne. Lui aurait su les exploiter sans les dilapider, les préserver. Il aurait su résister à toutes les tentations. Il en avait la certitude.

Le téléphone sonna. Il se saisit du combiné. Il avait un mauvais pressentiment. En général, il ne se trompait jamais et son instinct lui disait que quelque chose de terrible était arrivé.

Il avait encore une fois raison. Des commandos tchétchènes avaient pris des otages dans une banlieue éloignée de Moscou. Il jura et se prépara à une longue nuit sans sommeil. Il contacta le président. Juste pour le prévenir car c’était encore Vladislav qui prenait les décisions. Même maintenant. Même dans l’ombre.

Une prise d’otages. C’est ce qu’il redoutait le plus. Non qu’il ne sache comment prendre le problème en main. Ça, il avait son idée sur la question. C’était plutôt que dès que les Tchétchènes étaient concernés, la communauté internationale semblait s’émouvoir. Heureusement, cet engouement ne durait en général que quelques jours. Le temps que le “problème” soit réglé. Mais les media du monde entier allait rappliquer et vouloir couvrir l’événement comme à chaque fois. Et il aurait du mal à déployer assez de force pour contenir tout ce beau monde.

Il s’occuperait de tout cela en temps voulu. Il devait maintenant convoquer tous ses lieutenants en catastrophe, son ministre de la défense en premier. Il fallait qu’il prenne contact avec son homme de confiance là-bas, l’homme qu’il avait placé à la tête de la Tchétchénie. Il fallait aussi qu’il verrouille tous les media russes. Aucune information ne devait filtrer sauf s’il l’autorisait.

Les gens rappliquaient un par un dans son bureau. La mine sombre. Le président était absent. Bien sûr, il n’avait pas grand chose à faire là. Mais c’était quand même lui qui devait se présenter devant les journalistes à la conférence de presse. Il lui restait encore quelques heures. Il serait briefé au moment voulu. Lui non plus il ne fallait pas lui en dire trop, juste le nécessaire.

A mesure que les heures avançaient, Vladislav se sentait de plus en plus las. Il avait hâte d’en finir. Il était conscient d’avoir la vie d’ innocentes personnes entre les mains mais pas seulement. Il voulait aussi préserver la fierté, blessée tant de fois, de son pays. Un pays qui s’était relevé d’une désintégration qui aurait été fatale à tout autre. Un pays qui bouillonnait désormais d’activité. Il en était d’ailleurs fier, conscient d’en être en partie responsable. Il ne laisserait pas un groupe d’idéalistes violents tâcher l’honneur de sa nation. Il fallait laver l’affront.

Au bout de quelques heures, il demanda un café noir à son assistant. Il devait faire une pause. Il avait besoin de réfléchir. Il se demandait pourquoi maintenant, pourquoi, alors que leur pays était exsangue, ces gens s’évertuaient à se battre, à se sacrifier dans ce combat perdu d’avance. Il se leva et fit les cent pas dans la pièce. Tout le monde le regardait sans rien dire. Les conversations s’étaient tues tout autour. Il prit alors sa décision. Cela ne pouvait plus durer. Il fallait donner l’assaut.

Lyoubov

Lyoubov entra dans la cuisine du petit appartement familial. Elle saisit un morceau de pain qui traînait sur la table et commença à le mâchouiller nonchalamment. Elle jeta un coup d’oeil dans le salon. Le reste de la famille était vautré devant la vieille télé déglinguée. Sa mère lui lança un regard. Lyoubov lui fit un petit signe de la main puis sortit dans la pénombre du couloir.

Elle entendait les voisins s’engueuler à côté. Rien de surprenant à cela. Ça arrivait tout le temps. Ils se détestaient. Lyoubov se demandait quelquefois pourquoi ils restaient ensemble alors qu’ils ne se supportaient pas. Surtout Marina qui se faisait taper dessus. Elle avait parfois du mal à comprendre les adultes.

Elle parcourut les quelques mètres qui la séparaient de l’ascenseur et appuya sur le bouton d’appel. Les murs d’un blanc crasseux réfléchissaient la lumière de l’unique ampoule qui éclairait le corridor. Ça lui faisait un peu mal aux yeux. Elle entendit l’appareil monter lentement puis s’arrêter à sa hauteur avec un claquement sec. Elle monta dans la cabine étroite et appuya sur le numéro 1.

Arrivée au rez-de-chaussée, elle descendit les trois marches du hall et poussa la porte d’entrée.

Ce soir-là, il faisait chaud. Très chaud. L’orage grondait au loin et on apercevait de temps à autre des éclairs zébrer le ciel d’encre. Lyoubov aperçut Lena qui l’attendait un peu plus loin au pied d’un des arbres qui bordait le chemin.

– Lyouba, dépêche-toi. Les garçons nous attendent au terrain de jeu.

Lena portait une jupe courte qui voletait sur ses jambes graciles. Lyoubov était loin de se trouver laide. Elle était même jolie. C’est Dima qui le lui avait dit. Mais Lena, elle, était belle. Elle était belle de la tête aux pieds, de ses cheveux blonds et légèrement ondulés jusqu’à ses orteils aux ongles vermillon.

– Attends. On devait acheter des bières et des clopes.
– D’accord… Mais on fait vite alors, insista Lena.

Les deux adolescentes se dirigèrent bras-dessus bras-dessous vers le Kopeïka de la rue Iourlovski. Elles en ressortirent presqu’aussitôt avec quatre grandes canettes de fausse bière allemande et un paquet de Vogue, des cigarettes de fille fines comme des bâtons de sucettes. Elles avaient aussi acheté des petits chocolats qu’elles grignotaient sur le chemin du square.

Elles passèrent devant l’école n° 6 et arrivèrent bientôt en vue du petit parc où trois garçons étaient déjà installés sur un banc aux couleurs passées. Il était presque onze heures du soir. La lumière orange des lampadaires se reflétait dans les flaques sur le sol en terre battue autour des balançoires. On devinait alentour la masse des grands arbres et des immeubles soviétiques nichée au creux de l’obscurité.

Dima était assis sur le dossier du banc, les pieds sur le siège entouré par ses deux amis, Kostya et Sergueï. D’une main, il tenait une canette de bière, de l’autre il triturait les boutons de son téléphone portable. Il leva la tête et vit les deux filles. Il les regarda se rapprocher.

Dima avait 18 ans. Il était grand et blond, peut-être un petit peu trop maigre. Il dégageait une sorte de magnétisme surtout quand il vous fixait de ses yeux bleus délavés. Lyoubov était fascinée par lui mais elle n’était pas la seule. Toutes les filles du quartier le connaissait. Elle ne savait pas vraiment pourquoi il avait choisi de traîner avec elle plutôt qu’une autre.

A chaque fois qu’elle le voyait, elle ressentait des picotements au creux du ventre, elle avait le souffle court et les mains moites. Elle avait déjà ressenti ça pour des garçons mais pas aussi fort. Même Lena ne le savait pas qu’il lui faisait cet effet-là.

Ils passèrent toute la soirée dans le petit square à boire et fumer tous les cinq. Dima racontait ses histoires provoquant les rires bruyants de ses copains. Les filles avaient la tête qui tournait à cause de la bière. Pas beaucoup, rien qu’un peu. Suffisamment pour se sentir légère.

A une heure du matin, Lyoubov décida qu’il était temps pour elle de rentrer. Elle fit un petit signe à Lena et dit:
– Il est temps que je rentre si je ne veux pas que mes parents m’étripent.
– Je rentre avec toi, fit Lena.

Dima regarda les deux autres, alluma la cigarette qu’il avait portée à sa bouche et dit:
– Je vous raccompagne. Kostya, on se voit demain. Sergueï, tu n’oublieras pas de passer le message à ton frère?

Il n’attendit même pas la réponse et avança sur le chemin aux côtés des deux filles.

Ils marchèrent un petit quart d’heure, Lyoubov et Dima dirent au revoir à Lena qui s’éloigna d’un pas léger vers son immeuble. Ils attendirent qu’elle soit bien rentrée puis repartirent en direction de la rue où habitait Lyoubov.

Elle sentit Dima poser son regard sur elle. Elle tourna la tête vers lui et vit qu’il lui souriait, d’un petit sourire en coin. Elle alluma une cigarette et fuma sans dire un mot. Elle savait qu’il la regardait et pris conscience de tout ce qu’elle était en train de faire: porter sa cigarette à la bouche, inspirer la fumée, relâcher son bras, expirer les volutes grises. Ses gestes ne lui avaient jamais parus aussi peu naturels.

Dima l’avait choisie, elle, et elle se demandait bien pourquoi. Elle se sentait nerveuse et excitée à la fois. Heureuse aussi.

Ils arrivèrent en silence devant le 15, rue Dmitrovka. C’était son adresse. Ils se firent face et Lyoubov plongea ses grands yeux bruns dans ses yeux à lui. Son coeur battait dans sa poitrine, elle sentait ses pulsations dans tout son corps. Ce moment-là, elle l’avait imaginé des milliers de fois depuis qu’elle avait rencontré Dima.

Il se pencha et l’embrassa. Un baiser au goût amer qu’elle aimait bien. Elle sentait son odeur, son parfum mêlé de tabac et de sueur. Elle sentit des frissons chauds partir du bas de son ventre et irradier tout son corps. Elle oublia tout, tout autour. Les minutes lui semblèrent des heures. Un baiser comme si c’était sa première fois.

Il relâcha son étreinte et elle rouvrit les yeux. Ensemble, ils se dirigèrent vers l’entrée du bâtiment. Lyoubov composa le code sur le cadran, il y eu un déclic et elle tira vers elle la lourde porte. Dima attendit qu’elle entre pour partir. Ils se quittèrent sans rien dire en sachant qu’ils se reverraient le lendemain comme tous les soirs.

Lyoubov monta au septième étage, ouvrit la porte de l’appartement avec sa clé puis referma derrière elle. Elle fit un tour dans la cuisine mais ne trouva rien à grignoter. Elle se servit un grand verre d’eau et le but d’un trait. Elle fila sans bruit dans sa chambre. Elle s’allongea toute habillée sur son lit, un petit sourire aux lèvres et s’endormit.